Sur la vitesse d'extinction d'une population dans un environnement aléatoire

\(\mathrm{C.\ R.\ Biol.}\) 340 (2017) 259\(-\)263.
http://dx.doi.org/10.1016/j.crvi.2017.04.002

\(\mathrm{Nicolas\ Baca\ddot{e}r}\)

\(\mathrm{Institut\ de\ recherche\ pour\ le\ d\acute{e}veloppement}\)
Unité de modélisation mathématique et informatique des systèmes complexes
Les Cordeliers, Paris, France
nicolas.bacaer@ird.fr

Résumé

On s'intéresse à la vitesse d'extinction d'une population qui vit dans un environnement aléatoire gouverné par une chaîne de Markov en temps continu. Chaque individu meurt ou se reproduit à un taux qui dépend de l'environnement. Lors de la reproduction, on suppose que le nombre de rejetons suit une certaine loi de probabilité qui dépend également de l'environnement. Dans le cas dit sous-critique où la population s'éteint à coup sûr, on détermine de manière explicite la vitesse d'extinction. En un certain sens, la stochasticité environnementale ralentit l'extinction de la population.

Mots clés: dynamique des populations, stochasticité démographique, stochasticité environnementale

1.   Introduction

    De nombreux travaux de modélisation ont étudié l'influence de la stochasticité démographique et environnementale sur la dynamique d'une population. Comme l'ont noté par exemple (Gaveau et coll., 1996 ; Lebreton et coll., 2007), les travaux où la population est traitée comme un nombre réel et qui utilisent des approximations de diffusion (Lande et coll., 2003) peuvent conduire à des résultats inexacts pour la vitesse d'extinction d'une population lorsque cette extinction est certaine. Pour que la population reste un nombre entier, (Athreya et Karlin, 1971) a étudié les processus de branchement en temps discret avec un environnement aléatoire stationnaire et montré à quelle condition l'extinction de la population est certaine. Comme dans un environnement constant, on peut distinguer trois cas: surcritique, critique et sous-critique. (Cogburn et Torrez, 1981 ; Bacaër et Ed-Darraz, 2014) se sont intéressés aux conditions d'extinction pour les modèles analogues en temps continu, c'est-à-dire pour les processus de naissance et de mort dans un environnement aléatoire. Pour le cas sous-critique avec temps discret et environnement aléatoire, (D'Souza et Hambly, 1997 ; Guivarc'h et Liu, 2001) parmi d'autres ont calculé la vitesse d'extinction, ce qui conduit à distinguer encore deux sous-régimes qualifiés de fortement et de faiblement sous-critiques. En temps continu, (Bacaër, 2017) a calculé la vitesse d'extinction pour un processus linéaire de naissance et de mort dans un environnement aléatoire markovien; la méthode consistait à discrétiser le temps pour se ramener au cas de (D'Souza et Hambly, 1997), puis à faire tendre le pas de temps vers 0. Mais ce modèle ne permettait pas la naissance simultanée de plusieurs individus. L'objectif ci-dessous est de lever cette restriction, c'est-à-dire d'étudier les « processus de branchement en temps continu » (Méléard, 2016, §5.4) dans un environnement aléatoire, de calculer la vitesse d'extinction correspondante et d'observer que cette vitesse est moindre (en valeur absolue) que celle à laquelle on aurait pu s'attendre.

    Dans la section 2, on présente notre modèle avec un environnement qui oscille entre K états suivant une chaîne de Markov en temps continu. Dans la section 3, on calcule le taux de croissance \(\delta_i\) (positif ou négatif) de la population dans l'environnement \(i\) (\(1\leq i\leq K\)) et la proportion moyenne \(u_i\) du temps que l'environnement passe dans l'état i. On montre dans la section 4 que la population s'éteint à coup sûr si la moyenne des taux de croissance est négative, c'est-à-dire si \(\sum_i u_i\, \delta_i \leq 0\). Puis on montre dans la section 5 que, dans le cas sous-critique où \(\sum_i u_i\, \delta_i < 0\), la vitesse d'extinction \(\omega\) de la population, définie par le fait que la probabilité de non-extinction décroisse comme \(e^{\omega t}\) avec \(\omega < 0\), est donnée par la formule \[\omega=\min_{0\leq \alpha \leq 1} s(Q+\alpha\, \Delta),\] où:

C'est une généralisation de la formule obtenue dans (Bacaër, 2017) pour les processus linéaires de naissance et de mort, qui ne tiennent pas compte des naissances simultanées. On montre dans la section 6 que \[\sum_i u_i\, \delta_i \leq \omega < 0\, \] et que la première inégalité est stricte si les \(\delta_i\) ne sont pas tous égaux. La vitesse d'extinction est inférieure (en valeur absolue) à la moyenne des taux de croissance. On peut donc dire que d'une certaine manière, la stochasticité environnementale ralentit l'extinction de la population dans notre modèle. En conclusion, on note qu'une inégalité similaire vaut pour les processus de branchement en temps discret avec environnement aléatoire: elle se trouve d'ailleurs déjà implicitement dans (Guivarc'h et Liu, 2001).

2.   Le modèle

    On suppose que l'environnement oscille de manière aléatoire entre K états selon une chaîne de Markov en temps continu. Autrement dit, il y a des nombres \(Q_{i,j}\geq 0\) tels que si l'environnement se trouve dans l'état j, il y a une probabilité \(Q_{i,j}\, dt\) que l'environnement bascule vers l'état i pour \(i\neq j\) pendant chaque intervalle de temps infinitésimal \(dt\). On définit \(Q=(Q_{i,j})\) la matrice carrée avec les termes diagonaux \(Q_{j,j}=-\sum_{i\neq j} Q_{i,j}\). On suppose de plus que la matrice \(Q\) est irréductible, ce qui veut dire que dans le graphe orienté à K sommets avec une arête de j vers i (\(i\neq j\)) si \(Q_{i,j} > 0\), deux sommets \(i_1\) et \(i_2\) peuvent toujours être joints par un chemin de \(i_1\) vers \(i_2\) et un chemin de \(i_2\) vers \(i_1\). Il existe alors un unique vecteur u avec \[Qu=0, \quad u_i > 0\quad \forall i,\quad \sum_i u_i=1\] (Séricola, 2013, p. 152). La composante \(u_i\) représente la proportion moyenne du temps que l'environnement passe dans l'état i.

    Considérons une population d'individus, asexués ou femelles, qui meurent et se reproduisent dans cet environnement indépendamment les uns des autres. Si l'environnement est dans l'état i, on suppose que, pendant chaque intervalle de temps infinitésimal \(dt\), chaque individu se reproduit avec une probabilité \(a_i\, dt\) (\(a_i > 0\)) et meure avec une probabilité \(b_i\, dt\) (\(b_i > 0\)). Si l'individu se reproduit, supposons qu'il donne naissance à n individus (\(n=0,1,2\ldots\)) avec une probabilité \(q_{n,i}\), avec \(\sum_{n=0}^\infty q_{n,i}=1\) pour tout \(i\).

    Une autre manière de voir cela est de dire que dans l'environnement i, chaque individu subit un événement avec une probabilité \(c_i\, dt\) (où \(c_i=a_i+b_i\)) pendant chaque intervalle de temps infinitésimal \(dt\). Si l'événement se produit, l'individu se retrouve remplacé par 0 individu avec une probabilité \(p_{0,i}=\frac{b_i}{a_i+b_i}\) et par n individus (\(n\geq 1\)) avec une probabilité \(p_{n,i}=\frac{a_i}{a_i+b_i}\, q_{n-1,i}\). Ainsi, \(\sum_{n=0}^\infty p_{n,i}=1\) pour tout \(i\). Il s'agit donc d'une généralisation du processus de branchement en temps continu (Méléard, 2016, §5.4) au cas d'un environnement aléatoire. On suppose de plus que \[m_i=\sum_{n\geq 1} n\, p_{n,i}<+\infty\quad \forall i.\] On définit \[\delta_i=c_i(m_i-1)\] et \(\Delta\), la matrice diagonale avec \((\delta_i)_{1\leq i\leq K}\) sur la diagonale.

3.   Les taux de croissance \(\delta_i\)

    Dans ce modèle, la probabilité \(\pi_{n,i}(t)\) d'avoir une population de taille n (\(n=0,1,2,\ldots\)) dans l'environnement i (\(1\leq i\leq K\)) au temps t est solution du système \begin{equation} \frac{d\pi_{n,i}}{dt} = -n\, c_i\, \pi_{n,i}(t) + c_i \sum_{k=1}^{n+1} k\, p_{n+1-k,i}\, \pi_{k,i}(t) + \sum_j Q_{i,j}\, \pi_{n,j}(t)\, . \tag{1} \end{equation} En effet, on suppose par exemple qu'il y a n individus au temps t dans l'environnement i. Un événement intervient pendant l'intervalle de temps infinitésimal \((t,t+dt)\) et modifie le nombre d'individus avec une probabilité de l'ordre de \(n\, c_i\, dt\). De plus, on peut se retrouver avec n individus à l'instant t+dt si, en partant de k individus (1≤ k ≤ n+1) à l'instant t, l'un d'entre eux subit un événement (probabilité \(c_i\, k\, dt\)) et est remplacé par n+1-k nouveaux individus (probabilité \(p_{n+1-k,i})\), car \(k-1+(n+1-k)=n\). Enfin, on peut se retrouver avec n individus dans l'environnement i à l'instant t+dt si l'on avait n individus dans l'environnement j à l'instant t et si l'environnement a basculé de l'état j à l'état i (probabilité \(Q_{i,j}\, dt\)). Avec les paramètres \(a_i\), \(b_i\) et \(q_{n,i}\), le système s'écrit aussi \begin{align*} \frac{d\pi_{n,i}}{dt} =& -n\, (a_i+b_i)\, \pi_{n,i}(t) + (n+1) b_i\, \pi_{n+1,i}(t) + a_i \sum_{k=1}^{n} k\, q_{n-k,i}\, \pi_{k,i}(t)\\ &+ \sum_j Q_{i,j}\, \pi_{n,j}(t) \, . \end{align*} On prend comme condition initiale \(n_0\) individus (\(n_0\geq 1\)) dans l'environnement \(i_0\), de sorte que \(\pi_{n_0,i_0}(0)=1\) et \(\pi_{n,i}(0)=0\) si \((n,i)\neq (n_0,i_0)\). Comme il se doit pour des probabilités, on a alors \(\pi_{n,i}(t)\geq 0\) et \(\sum_i \sum_{n=0}^\infty \pi_{n,i}(t)=1\) pour \(t > 0\).

    On définit \(\pi=(\pi_{0,1},\ldots,\pi_{0,K},\ldots, \pi_{n,1},\ldots,\pi_{n,K},\ldots)\). On voit que \(\frac{d\pi}{dt}=M\pi(t)\), où \(M\) est une matrice infinie de la forme \begin{equation} \left ( \begin{array}{c|ccccc} Q & CP_0 & 0 & 0 & \cdots\\ \hline 0 & Q-C+CP_1 & 2CP_0 & 0 & \cdots\\ 0 & C P_2 & Q-2C+2CP_1 & 3CP_0& \cdots\\ 0 & C P_3 & 2 C P_2 & Q-3C+3CP_1 & \ddots\\ \vdots & \vdots & \vdots & \ddots & \ddots \end{array} \right ), \end{equation} où \(C\) est la matrice diagonale \((c_i)_{1\leq i\leq K}\) et \(P_n\) la matrice diagonale \((p_{n,i})_{1\leq i\leq K}\). Dans le cas particulier des processus linéaires de naissance et de mort, seules les matrices \(P_0\) et \(P_2\) sont non nulles: la matrice \(M\) est alors tridiagonale par blocs.

    Introduisons les fonctions génératrices \[g_i(x)=\sum_{n=0}^\infty p_{n,i}\, x^n\, ,\quad f_i(t,x)=\sum_{n=0}^\infty \pi_{n,i}(t)\, x^n\, .\] On remarque que \[\sum_{n=1}^\infty n\, \pi_{n,i}(t)\, x^n = x\, \frac{\partial f_i}{\partial x}(t,x)\] et \begin{align*} \sum_{n=0}^\infty \sum_{k=1}^{n+1} k\, p_{n+1-k,i}\, \pi_{k,i}(t)\, x^n &=\sum_{k=1}^\infty k\, \pi_{k,i}(t) \sum_{n=k-1}^\infty p_{n+1-k,i}\, x^n \\ &= \sum_{k=1}^\infty k\, \pi_{k,i}(t) \, x^{k-1} g_i(x) = g_i(x) \, \frac{\partial f_i}{\partial x}(t,x)\, . \end{align*} On déduit donc de (1) le système d'équations aux dérivées partielles \begin{equation} \frac{\partial f_i}{\partial t} = c_i (g_i(x)-x) \frac{\partial f_i}{\partial x} + \sum_j Q_{i,j}\, f_j(t,x)\, . \tag{2} \end{equation} Dans le cas particulier des processus linéaires de naissance et de mort, on a \(g_i(x)=p_{0,i}+p_{2,i}\, x^2\), ce qui donne \(c_i(g_i(x)-x)=(x-1)(a_i\, x-b_i)\).

    Notons que l'espérance de la population \[e_i(t)=\sum_n n\, \pi_{n,i}(t)=\frac{\partial f_i}{\partial x}(t,1)\] est solution d'un système d'équations différentielles ordinaires, qui s'obtient en dérivant le système (2) par rapport à x, en prenant x=1 et en remarquant que \(g_i(1)=1\) : \begin{equation} \frac{de_i}{dt} = \delta_i \, e_i(t) + \sum_j Q_{i,j}\, e_j(t)\, . \tag{3} \end{equation} Si l'on reste dans l'environnement i, l'espérance de la population au temps t est donc \(e^{\delta_i t}\) si l'on part d'un seul individu au temps t=0.

    Le système (3) fait intervenir la matrice \(Q+\Delta\). On verra cependant dans la section 5 que la vitesse d'extinction de la population n'est pas toujours donnée par la valeur propre \(s(Q+\Delta)\).

4.   Condition d'extinction

    Cherchons à quelle condition le modèle conduit à l'extinction certaine de la population. Pour cela, considérons la chaîne de Markov en temps discret dont chaque pas de temps est la durée entre deux sauts de l'environnement. Cette chaîne a pour espace d'états les couples \((i,t)\) dans l'ensemble \(\{1,2,\ldots,K\} \times [0,+\infty[\), où la première composante \(i\) représente l'environnement et la seconde composante \(t\) la durée avant le basculement vers un autre environnement. Ainsi, au lieu de dire que l'environnement est dans l'état \(i_0\) pendant une durée \(t_0\) puis dans l'état \(i_1\) pendant une durée \(t_1\), on dit qu'on passe de \((i_0,t_0)\) à \((i_1,t_1)\), etc. On a déjà vu dans (Bacaër et Ed-Darraz, 2014, §2.1) que si l'on définit \[Q_i=-Q_{i,i}\quad \forall i,\] alors la distribution stationnaire de cette chaîne de Markov est \[w_{i,t}=\frac{Q_i\, u_i}{\sum_j Q_j \, u_j}\, Q_i\, e^{-Q_i t}\, .\] On peut donc appliquer les résultats de (Athreya et Karlin, 1971) qui concernent les processus de branchement dans un environnement markovien: la population s'éteint presque sûrement si et seulement si \[\sum_i \int_0^\infty w_{i,t} \log (e^{\delta_i t})\, dt \leq 0\, ,\] ce qui donne, puisque \(\int_0^\infty t\, e^{-Q_i\, t} dt=(1/Q_i)^2\), la condition \[\sum_i u_i \, \delta_i\leq 0.\] Parce que \(\delta_i=c_i(m_i-1)\), ceci peut d'ailleurs s'écrire sous la forme \(\sum_i \theta_i\, m_i\leq 1\), avec \(\theta_i=c_i u_i / (\sum_j c_j u_j)\). Autrement dit, le nombre « moyen » de rejetons engendrés est inférieur à 1, avec des poids pour chaque environnement donnés par les \(\theta_i\).

5.   La vitesse d'extinction

    On s'intéresse désormais au cas sous-critique où \(\sum_i u_i\, \delta_i < 0\). Dans ce cas, \[\pi_{0,i}(t)\mathop{\longrightarrow}_{t\to +\infty} u_i,\quad \pi_{n,i}(t)\mathop{\longrightarrow}_{t\to +\infty} 0\quad \forall n\geq 1.\] On cherche à déterminer la vitesse d'extinction de la population : \[\omega=\lim_{t\to +\infty} \frac{1}{t} \log \pi_{n,i}(t)\, , \quad n\geq 1,\ 1\leq i\leq K.\] Cette limite existe bien et ne dépend pas de n (pourvu que n≥ 1), de i ou des conditions initiales \((n_0,i_0)\) (Collet et coll., 2013, section 4.5). Avec notre notation, on a \(\omega < 0\) et la probabilité de non-extinction \(1-\sum_i \pi_{0,i}(t)=\sum_i \sum_{n\geq 1} \pi_{n,i}(t)\) décroît aussi exponentiellement vers 0 avec le taux ω.

    Comme dans (Bacaër, 2017, §2.1), le calcul de \(\omega\) utilise une discrétisation du temps, une formule de (D'Souza et Hambly, 1997) pour la vitesse d'extinction des processus de branchement en temps discret avec un environnement markovien, et un passage à la limite qui fait tendre le pas de temps vers 0.

    Discrétisons donc le temps avec un petit pas de temps régulier \(\tau > 0\). Imaginons que l'environnement reste constant à l'intérieur de chaque petit pas de temps et que les transitions suivent la chaîne de Markov en temps discret sur l'espace d'états \(\{1,2,\ldots,K\}\) avec la matrice de transition \(e^{\tau Q^\mathsf{T}}\), où \(Q^\mathsf{T}\) est la matrice transposée de \(Q\). La chaîne de Markov en temps continu qui décrit l'environnement dans notre modèle est la limite du processus décrit ci-dessus si \(\tau\to 0\).

    Pendant chaque petit intervalle de temps de longueur \(\tau\), où l'environnement est disons dans l'état \(i\), on suppose que la population suit le processus de branchement en temps continu et environnement constant avec les paramètres \(c_i\) et \((p_{n,i})\) de la section 2. Notons \(\pi_{n,i}^{[\tau]}(t)\) la probabilité d'avoir une population de taille \(n\) dans l'environnement \(i\) au temps \(t\) dans ce modèle modifié avec un environnement constant dans chaque intervalle de temps de longueur \(\tau\). Pour tout \(t > 0\), \(n\geq 0\) et \(1\leq i \leq K\), on a \(\pi_{n,i}^{[\tau]}(t)\to \pi_{n,i}(t)\) si \(\tau\to 0\).

    Si l'interversion de limites est légitime, \[\omega=\lim_{t\to +\infty} \lim_{\tau \to 0} \frac{1}{t} \log \pi_{n,i}^{[\tau]}(t)=\lim_{\tau \to 0} \lim_{t\to +\infty} \frac{1}{t} \log \pi_{n,i}^{[\tau]}(t):=\lim_{\tau \to 0} \omega^{[\tau]},\] on est ramené au calcul de la vitesse d'extinction d'un processus de branchement en temps discret dans un environnement markovien parce que (avec N entier) \[ \omega^{[\tau]} = \lim_{N\to +\infty} \frac{1}{N\tau} \log \pi_{n,i}^{[\tau]}(N\tau)=\frac{1}{\tau} \log \left (\lim_{N\to +\infty} [\pi_{n,i}^{[\tau]}(N\tau)]^{1/N} \right ):=\frac{1}{\tau} \log \Omega(\tau)\, .\]

    L'espérance de la population croît ou décroît d'un facteur \(e^{\delta_i \tau}\) pendant un pas de temps \(\tau\) où l'environnement est bloqué dans l'état i. Noter que \(u^\mathsf{T}\) est la distribution stationnaire de la chaîne, parce que \(Qu=0\) implique \(u^\mathsf{T} Q^\mathsf{T}=0\) et \(u^\mathsf{T} e^{\tau Q^\mathsf{T}}=u^\mathsf{T} (I+\tau Q^\mathsf{T}+\frac{1}{2}(\tau Q^\mathsf{T})^2+\cdots)=u^\mathsf{T}\). Cette chaîne est toujours sous-critique, d'après (Athreya et Karlin, 1971), parce que \[\sum_i u_i \log (e^{\delta_i \tau})=\tau \sum_i u_i \delta_i < 0\, .\] Alors (D'Souza et Hambly, 1997) et (Bacaër, 2017, §2.1) montrent que le taux géométrique \(\Omega(\tau)\) d'extinction de la population est donné par \[\Omega(\tau)=\min_{0\leq \alpha \leq 1} \, \rho ( e^{\tau Q^\mathsf{T}} e^{\alpha \tau \Delta})\, ,\] où \(\rho(\cdot)\) désigne le rayon spectral d'une matrice. Prenons pour valeur de τ l'inverse d'un nombre entier. On a \[\omega^{[\tau]}=\frac{1}{\tau} \log \Omega(\tau)=\log [\Omega(\tau)^{1/\tau}]=\log \min_{0\leq \alpha \leq 1} \, \rho ( [e^{\tau Q^\mathsf{T}} e^{\alpha \tau \Delta}]^{1/\tau}).\] La matrice \([e^{\tau Q^\mathsf{T}} e^{\alpha \tau \Delta} ]^{1/\tau}\) converge vers \(e^{Q^\mathsf{T}+\alpha \Delta}\) si \(\tau\to 0\) (formule dite de Lie-Trotter-Kato). On en déduit comme dans (Bacaër, 2017, §2.1) que la vitesse exponentielle d'extinction en temps continu est \begin{equation} \omega= \lim_{\tau \to 0} \omega^{[\tau]}= \min_{0\leq \alpha \leq 1} s(Q+\alpha \Delta)\, , \tag{4} \end{equation} où \(s(Q+\alpha \Delta)\) est la borne spectrale de la matrice \(Q+\alpha \Delta\). Ainsi, seule l'expression de la matrice diagonale Δ change par rapport à (Bacaër, 2017).

    Rappelons que tous les éléments en dehors de la diagonale de la matrice \(Q+\alpha \Delta\) sont \(\geq 0\). Dans ce cas, la borne spectrale \(s(Q+\alpha \Delta)\) est une valeur propre réelle de cette matrice. C'est la valeur propre avec la partie réelle la plus grande.

    La formule (4) pour ω est une généralisation de celle obtenue dans le cas des processus linéaires de naissance et de mort (Bacaër, 2017). Pour ceux-ci, chaque individu donne naissance à un seul nouvel individu (pour des bactéries, chacune se divise en deux) avec une probabilité \(a_{i}\, dt\) et meurt avec une probabilité \(b_i\, dt\) pendant chaque intervalle de temps infinitésimal \(dt\) dans l'environnement \(i\). Cela correspond à \(q_{1,i}=1\) et \(q_{n,i}=0\) si \(n\neq 1\). On a alors \(c_i=a_i+b_i\), \(p_{0,i}=\frac{b_i}{a_i+b_i}\), \(p_{2,i}=\frac{a_i}{a_i+b_i}\), \(p_{n,i}=0\) si \(n=1\) ou \(n > 2\), et \(\delta_i=a_i-b_i\).

    Intuitivement, la formule pour la vitesse d'extinction \(\omega\) est liée au fait que si l'on cherche une solution \(f_i(t,x)\) du système (2) qui se comporte comme \(e^{\omega t}(1-x)^\alpha \phi_i\) au voisinage de \(x=1\) avec \(x < 1\), on obtient l'équation \[\omega \, \phi_i = \alpha\, \delta_i\, \phi_i + \sum_j Q_{i,j} \, \phi_j,\] ce qui suggère que \(\omega\) est une valeur propre de la matrice \(Q+\alpha\, \Delta\). Ceci ne permet pas néanmoins de comprendre quelle est la valeur de α qui convient. Comme nous l'avons vu, c'est celle qui minimise \(s(Q+\alpha \Delta)\) pour \(\alpha \in [0,1]\).

6.   Une inégalité

    (Bacaër, 2017, §2.2) avait déjà observé que

De plus, sa dérivée en \(\alpha=0\) était précisément \(\sum_i u_i \, \delta_i\), qui est \( < 0\). La fonction \(\alpha\mapsto s(Q+\alpha \Delta)\) est donc au-dessus de sa tangente en \(\alpha=0\). Ainsi \[\alpha \sum_i u_i\, \delta_i \leq s(Q+\alpha \Delta)\quad \forall \alpha.\] On a donc pour les minimums de ces fonctions sur l'intervalle \(0\leq \alpha \leq 1\) \begin{equation} \sum_i u_i\, \delta_i \leq \omega < 0\, \tag{5} \end{equation} avec inégalité stricte dans la première inégalité si les \(\delta_i\) ne sont pas tous égaux.

    Comme exemple numérique, considérons par exemple le cas de deux environnements avec \(Q_{1,2}=Q_{2,1}=1\), de sorte que \(u_1=u_2=1/2\) : l'environnement passe en moyenne la moitié du temps dans chacun de ces états. Si les taux de croissance dans les deux environnements sont \(\delta_1=-1\) et \(\delta_2=-2\), alors la fonction \(\alpha \mapsto s(Q+\alpha \Delta)\) est décroissante, donc \(\omega=s(Q+\Delta)\simeq -\mbox{1,38}\), tandis que \(\sum_i u_i\, \delta_i=-\mbox{1,5}\).

    L'inégalité (5) peut s'interpréter de la manière suivante. Le modèle de population sans stochasticité démographique mais avec stochasticité environnementale le plus proche de notre modèle est sans doute celui où la population \(p(t)\) au temps \(t\) obéit à l'équation \(\frac{dp}{dt}=\delta_{\theta(t)}\, p(t)\), où la fonction aléatoire \(\theta(t)\) est à valeurs dans \(\{1,2,\ldots,K\}\) et représente l'évolution de l'environnement. Alors \(p(t)=p(0) \exp(\int_0^t \delta_{\theta(z)}\, dz)\). Le théorème ergodique assure que, presque sûrement, \(\frac{1}{t} \int_0^t \delta_{\theta(z)}\, dz\to \sum_i u_i\, \delta_i\) si \(t\to +\infty\). Donc \(\frac{1}{t} \log p(t) \to \sum_i u_i\, \delta_i\) si \(t\to +\infty\). Ainsi \(\sum_i u_i\, \delta_i\) est en quelque sorte la vitesse d'extinction du modèle sans stochasticité démographique, même si \(p(t)\) ne s'annule pas à proprement parler. La population s'éteindra plus rapidement que dans notre modèle.

    Inversement, le modèle de population avec stochasticité démographique mais sans stochasticité environnementale le plus proche de notre modèle est sans doute le processus de branchement en temps continu (Méléard, 2016, §5.4) avec un taux de croissance (ou plutôt d'extinction) moyen \(\delta=\sum_i u_i\, \delta_i\). La population s'éteindra plus rapidement que dans notre modèle.

    Ainsi, la stochasticité démographique et environnementale ralentit en un certain sens l'extinction de la population. (Tirard et coll., 2016, p. 211) remarque aussi que « la stochasticité environnementale peut sauver des populations en déclin ». En revanche, (Primack et coll., 2012, p. 159) note que « en géneral, l'introduction de la stochasticité environnementale dans la modélisation de la dynamique des populations conduit, dans un souci de réalisme, à des taux de croissance et des effectifs de populations plus faibles et des probabilités d'extinction plus élevées ». C'est le contraire qui se produit dans notre modèle.

7.   Conclusion

    En fait, on a une inégalité similaire dans le cas des processus de branchement en temps discret et environnement aléatoire. Supposons par exemple que les environnements soient choisis parmi un nombre fini d'états de manière indépendante et identiquement distribuée: \(v_i > 0\) est la probabilité que l'environnement soit dans l'état i à chaque pas de temps et on a \(\sum_i v_i=1\). Si l'environnement est dans l'état \(i\), chaque individu est remplacé par n individus avec une probabilité \(p_{n,i}\geq 0\), de sorte que \(\sum_{n\geq 0} p_{n,i}=1\). On suppose que \(m_i=\sum_{n\geq 1} n\, p_{n,i}<+\infty\). Dans le cas sous-critique où \(\sum_i v_i \log m_i < 0\), le taux géométrique Ω de décroissance de la probabilité de non-extinction est tel que \begin{equation} 1 > \Omega = \min_{0\leq \alpha \leq 1} \Bigl (\sum_i v_i\, m_i^\alpha \Bigr )\geq \exp \Bigl (\sum_i v_i \log m_i \Bigr )=\prod_i m_i^{v_i} \tag{6} \end{equation} (Guivarc'h et Liu, 2001, théorème 1). Le dernier terme à droite est le taux géométrique de croissance (ici de décroissance) du modèle sans stochasticité démographique \[p(t+1)=m_{\theta_t}\, p(t),\] où \(\theta_t\) est l'état de l'environnement et \(p(t)\) la population au temps \(t=0,1,2\ldots\) C'est aussi le taux géométrique de décroissance de la probabilité de non-extinction dans les processus de branchement en environnement constant (donc sans stochasticité environnementale) de moyenne \(m=\prod_i m_i^{v_i}\).

    Si \(m_i < 1\) pour tout \(i\), l'inégalité (6) s'écrit \[1 > \Omega= \sum_i v_i\, m_i \geq \prod_i m_i^{v_i}\ .\] Cela traduit la concavité de la fonction logarithme: \(\log (\sum_i v_i\, m_i ) \geq \sum_i v_i \log m_i\).

    Si plus généralement \[\sum_i v_i \log m_i < 0,\] l'inégalité dans (6) se démontre un peu comme dans la section 6. On définit \[h(\alpha)=\log \left (\sum_i v_i\, m_i^\alpha \right ),\quad 0\leq \alpha\leq 1.\] Alors quelques calculs montrent que \[h'(\alpha)=\frac{\sum_i v_i\, m_i^\alpha \log m_i}{\sum_i v_i\, m_i^\alpha}\, ,\quad h''(\alpha)=\frac{\sum_{i < j} v_i\, v_j\, m_i^\alpha\, m_j^\alpha (\log m_i - \log m_j)^2}{(\sum_i v_i\, m_i^\alpha)^2}\, .\] Ainsi \[h(0)=0,\quad h'(0)=\sum_i v_i \log m_i < 0,\quad h''(\alpha)\geq 0\] sur l'intervalle \([0,1]\). La fonction \(h(\alpha)\) est donc convexe et au-dessus de sa tangente en \(\alpha=0\) : \(h(\alpha)\geq \alpha\, h'(0)\) et \[\min \{h(\alpha);\, 0\leq \alpha \leq 1\} \geq h'(0).\] Donc \[\min \{e^{h(\alpha)};\, 0\leq \alpha \leq 1\} \geq e^{h'(0)}.\] C'est l'inégalité (6).

    Par conséquent, l'extinction est moins rapide lorsqu'on a à la fois la stochasticité démographique et la stochasticité environnementale, que le modèle soit en temps discret ou en temps continu.

Références