Dans son ouvrage sur Rabelais et le mariage, M. A. Screech souligne, à propos de la sagesse de l'« indifférence » et de la « folie » de l'Évangile, l'influence sur le Tiers Livre des débats évangéliques et réformés sur ce qui est, ou non, « indifférent » en matière de religion et de morale 1. C'est dans ce contexte que se charge d'enjeux polémiques la notion stoïcienne 2 d'adiaphoron, illustrée notamment par Érasme. Cette notion, qui désigne les réalités qui ne sont en soi ni honorables ni honteuses, mais intermédiaires (media), pose la question des intentions dans les choix que nous faisons. Elle se prête ainsi au travail de la conscience que propose l'Enchiridion 3 , ce manuel ou ce poignard du soldat chrétien, par l'articulation combative d'une morale de l'effort et d'un exercice du discernement d'autant plus exigeant qu'il est affranchi des refuges du formalisme. Dans le Tiers Livre, la question des adiaphora déterminerait ainsi des traits essentiels des personnages, l'ataraxie de Pantagruel, le détachement de Trouillogan ou d'Hippothadée à l'égard du cocuage, et les « fascheries » de Panurge ; elle éclaire la question de la consultation de conseil à laquelle Panurge se dérobe par la consultation de fait, ainsi que le problème du paradoxe et du scandale 4. Répugnant pour ma part à corréler l'« indifférence » à la « folie de Dieu », et ne partageant pas la réprobation de M. A. Screech envers Panurge 5 , je suis surtout sensible au caractère polémique, et aussi libérateur qu'exigeant, d'un questionnement sur les critères du bien et du mal, qui unit en particulier l'Enchiridion à l'oeuvre de Rabelais. Afin donc d'en envisager le déploiement au sein de la poétique rabelaisienne de l'ambivalence, je m'attacherai successivement à l'ampleur du champ couvert par la réflexion d'Érasme, à la façon dont elle stimule chez Rabelais une mise en oeuvre aussi nuancée que cohérente, et à la question des critères dans un corpus qui fait le choix de l'indifférenciation.