Dissonances musicales et cognitives dans Three Women and a Piano Tuner de Helen Cooper
Abstract
Ce travail s’intéresse à la poétique de la dissociation mise en œuvre par Helen Cooper dans sa pièce Three Women and a Piano Tuner (2004). Réunies pour mettre en commun leurs talents respectifs de compositrice, pianiste et productrice autour d’un projet de concert, les trois femmes de la pièce font émerger à la surface un trauma enfoui : en constant désaccord, Ella (figure de la mère), Liz (figure de l’amazone), et Beth (figure de la prostituée) matérialisent en réalité trois versions possibles du personnage unique mais intimement divisé d’Elisabeth, dont le fils possible est accordeur de piano. Dans cette pièce marquée par la prolifération du même – non pas idem, mais ipse – comme figure du clivage, où la métaphore musicale sert à évoquer le phénomène de dissonance cognitive, chacune incarne un mécanisme de défense spécifique en réaction à l’inceste subi à l’adolescence par la protagoniste. A la minimisation (Ella), au refoulement (Beth) et à l’exagération (Liz), s’articulent ainsi trois chemins de vie éventuels ou fantasmés mis en dialogue. Cette concurrence permet de dramatiser un conflit intérieur en quête de résolution, en mettant en scène les forces psychiques contradictoires, conscientes et inconscientes, qui animent ce personnage féminin, dont le choix ultime entre plusieurs options – garder l’enfant de l’inceste, le donner à adopter ou bien avorter – semble simultanément avoir déjà été fait et se reporter à l’infini. C’est autour de cette décision laissée hors du temps, qui se cristallise en creux sur la figure du fils reléguée en arrière-plan, dans l’espace du hors-scène, alors qu’il travaille sur l’instrument désaccordé, que s’élaborent les versions multiples du drame originel et d’un personnage féminin dissocié qui vise sa propre réconciliation. Redonnant symboliquement voix à un drame passé sous silence, le seul personnage masculin de la pièce illustre, par son travail, le patient processus de réparation du trauma, alors même que son existence à lui se révèle incertaine, terriblement « optionnelle ». Figure de hantise, l’accordeur de piano apparaît donc comme le maillon central qui à la fois œuvre à cette intime harmonie et l’empêche, invitant par ailleurs à réfléchir sur le processus d’écriture dramatique et le statut du personnage de théâtre, toujours en attente d’incarnation, jamais pleinement actualisé, suspendu entre la page et la scène. La métaphore musicale qui parcourt la pièce, depuis la présence en filigrane de l’accordeur jusqu’à la scène finale du concert, permet ainsi de travailler la figure du rhapsode conceptualisée par Jean-Pierre Sarrazac, qui traduit ici le travail de réintégration psychologique du Réel dans l’ordre Symbolique (Lacan). À la fin de la pièce, l’apparition de Harold, qui répète les gestes d’un père incestueux qu’il n’a pas connu, offre la vision d’un mimétisme impossible : cette coïncidence signifiante, ou « synchronicité » (Jung), évoque la dimension transgénérationnelle du trauma et laisse présager le retour du même. Elle renouvelle ainsi le sens du tragique sur la scène contemporaine en ouvrant l’espace du doute, des probabilités et du malaise. Dès lors, l’incertitude se donne comme la modalité ultime d’un réalisme traumatique de la scène qui, en interrogeant la vérité impossible du sujet, relocalise le drame de l’humain dans l’indéterminé, ce dont l’accordeur de piano, œuvrant dans l’ombre des dissonances, se fait l’image.
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S. AYACHE Dissonances musicales et cognitives dans Three Women and a Piano Tuner de Helen Cooper (version finale).pdf (219.32 Ko)
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