Les orgues et la géographie sonore de Notre-Dame de Paris 1403-2023
Résumé
Le chantier de restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris nous a permis de situer le premier grand orgue construit dans l’édifice entre 1330 et 1360, à proximité du choeur, dans la nef. Entre 1401 et 1403, un second grand orgue est installé sur la tribune ouest, à l’endroit qu’il occupe sans solution de continuité depuis. C’est la première fois, en France et dans le monde, qu’un instrument est disposé à l’entrée d’un édifice et non à proximité du choeur, donnant naissance à une géographie sonore bipolaire. Le choeur et l’entrée forment deux positions privilégiées qui organisent les nombreuses pratiques musicales statiques et ambulatoires de la cathédrale : processions, stations, entrées solennelles, messes, o¹ces, salut et autres formes de dévotion. Cette nouvelle géographie sonore semble refléter dans la cathédrale l’organisation spatiale et politique de l’île de la Cité, le pouvoir spirituel et sacré à l’est, le pouvoir royal et profane à l’ouest. Elle manifeste au sein de la cathédrale deux fonctions spirituelles et sociales de la musique : la louange divine au choeur et le passage du monde profane au monde sacré à l’entrée. Musicalement, labipolarisation sépare davantage les fonctions de l’orgue et celles du choeur, elle favorise les pratiques responsoriales, la substitution, l’alternance plutôt que l’accompagnement et le développement d’une musique instrumentale idiomatique. L’importance structurelle de l’orgue de choeur réapparaît à l’occasion des grandes campagnes de restauration, architecturales et religieuses du 19e siècle. L’incendie, en épargnant l’orgue de tribune et
en ruinant l’orgue de choeur interroge de nouveau la place des orgues dans la géographie sonore de Notre-Dame de Paris. En 2019, le grand orgue de tribune a occupé une place de choix dans le traitement médiatique de la catastrophe, aux côtés des objets mobiliers et immobiliers épargnés par les flammes. Investit par l’émotion, il matérialise désormais l’attachement au monument bien au-delà des communautés qui reconnaissaient jusqu’alors son prestige. Les étapes de sa restauration ont été relayée par les médias (l’instrument ayant été contaminé par le plomb), contribuant au récit qui accompagne le chantier hors norme de la cathédrale. Il en est allé tout autrement pour l’orgue de choeur. Noyé sous les tonnes d’eau déversées pour éteindre l’incendie, l’instrument n’a guère attiré de compassion en dehors du cercle de ses usagers. Aussi, s’il a semblé évident que le chantier de restauration du grand orgue soit associé d’emblée à celui de la cathédrale, la question du sort réservé à l’orgue de choeur s’est posée plus progressivement. L’ethnographie comparée de la restauration des deux instruments montre comment les enjeux patrimoniaux et liturgiques soulevés par la restauration du monument sont ici distribués, en s’inscrivant dans une logique qui, depuis le Moyen-âge, polarise l’espace au travers des instruments.
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